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Reportage : aux 19e rencontres cinématographiques de Béjaïa

« La star, c’est le peuple »

« Oui, il n’y a plus personne, là-bas, il n’y a que le peuple/ Che Guevara, Matoub, emmenez-moi là-bas /
واحنا هوما الإبتلاء آه يا حكومة، والنار هاذي ما تطفاش »

Soolking feat. Ouled El Bahdja, Liberté

Arrivé à l’aéroport de Béjaïa, je cherche du regard quelqu’un de sympa pour me renseigner sur les bus. Je tombe sur W. qui me propose de m’emmener à la cinémathèque. W. a mon âge, il est passionné par le cinéma et électricien. Il m’apprend que le Hirak est parti de Kherrata, une commune à 60km d’ici. W. en est fier, Béjaïa est une ville jeune et révoltée, près des deux tiers de la population a moins de 30 ans et l’abstention a atteint le chiffre record de 99 % pour les élections de 20191

En passant devant un barrage de gendarmes, alors que nos complicités commencent à se dévoilées, W. me dit « ils sont partout les flics en ce moment, ils nous gênent, on a pas besoin d’eux en Kabylie. Ici, on paye même nos routes ».

Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa c’est un festival de cinéma indépendant, gratuit et sans compétition. D’ailleurs, « ce n’est pas un festival2 », mais des rencontres. D’abord entre les cinéastes mais aussi et surtout des cinéastes avec le public ; le débat d’après-film est mis au centre de l’éthique RCB, et les controverses peuvent être houleuses. On est d’ailleurs venu exprès pour cette effervescence là :

« Le plus important pour nous c’est de savoir qu’il y aura tant de personnes qui se déplacerons pour assister aux projections, aux débats […] « le public » est le qualificatif qu’on leur attribue, et au-delà de l’amour que porte ce public au cinéma, et de l’émotion qui se dégage de sa présence, c’est son acte militant d’occuper cet espace culturel qui pérennise notre évènement […] Voilà pourquoi, aux RCB, la star … c’est le public3. »

Mais plus que de public, il faudrait parler de peuple. Pour nous, habitant.e.s de la société atomisée, ce qui est frappant en débarquant en Algérie, plus que « le décalage culturel » ou les singes qui vivent dans les squares, c’est la présence d’un peuple. W. me dit : « il n’y a que deux types de personnes en Algérie, une minorité qui soutient les pilleurs du pays, et nous. » La classe moyenne semble presque inexistante.

En échos au soutien historique de l’Algérie à la Palestine, les RCB ont proposé de rendre hommage, au poète et militant palestinien Refaat Alareer. Avant chaque film sont projetés des courts-métrages sur la Palestine, intitulés Some Strings. Ces films répondent au poème écrit par Refaat, cinq semaines avant son assassinat, le 6 décembre 2023 par une frappe israélienne. Le premier de ces courts métrages (Some strings n°9), nous plonge dans l’exploration d’un salle, pendant qu’une voix raconte qu’à quelques kilomètres de Gaza, des gens se réfugient dans un cinéma pour échapper à des frappes aériennes. Les rencontres s’ouvrent sur cette mise en abîme qui fait de la salle de cinéma un lieu de refuge et de résistance.

« Le bled il est bizarre »

Situé sur la place centrale de Béjaïa, avec une devanture du festival bien visible, beaucoup de bougiotes étaient à même de se rendre à la cinémathèque sans même être au préalable au courant de l’évènement. Entre la gratuité et la taille de la salle, il ne fallait pas trop tarder et ne pas hésiter à jouer des coudes du fait de la forte affluence, pour espérer assister aux projections, notamment en fin d’aprem’ et le soir. Même si la différence entre les personnes qui ont fréquemment accès à la culture et les autres se voit, on n’a pas trop ressenti de méfiance des orgas vis-à-vis de la population et vraiment n’importe qui entrait dans la salle pour voir des films.

Ici, la sacralisation du film, c’est pas trop ça. Ça parle pendant la séance, ça filme (en a vu des personnes faire un live facebook pendant toute la durée d’un film), ça répond à son mari/sa femme pour parler des courses et du repas du soir. Et puis, ça réagit beaucoup pendant le film, surtout positivement. Nous voilà installés pour une première projection dans la salle la plus populaire que nous n’ayons jamais vu.

L’ambiance de la salle des RCB rappelle la façon dont Tahar Kessi décrit les séances de cinéma chez Bonafair qui fait pour nous, office de manifeste :

« Ca fait vivre la chose filmique quand quelqu’un entrait, regardait deux trois séquences, ressortait, re-rentrait, fumait deux lattes, reprenait, laisser végéter l’image dans la moiteur ambiante. […] Un film, un espace, des gens, c’est tout ce qu’il faut pour que le cinéma opère. Parfois, cinématographiquement, le film est de trop4. »

C’est dans cette ambiance, que la fiction Ce n’est rien a reçu un des meilleurs accueils du festival. Son réalisateur Merzak Allouache nous entraîne dans un thriller sans prétention. Outre la complexité du scénario, le film fait resurgir de nombreuses problématiques liées à la société algérienne. Il raconte l’histoire d’une femme seule qui se démène entre sa carrière d’actrice de théâtre qu’elle tente de maintenir à flot et son fils, Rachid, handicapé paralytique de 25 ans. Un quotidien difficile qui vient mystérieusement être troublé par une série d’assassinats de proches de l’actrice.

On retrouve premièrement la question de l’exil au sein même de l’Algérie. Le réalisateur a voulu expressément faire ce film principalement en langue kabyle alors même qu’il est tourné à Alger. Se croise alors l’exode rurale d’une Kabylie qui souffre, économiquement et politiquement de la perte de sa langue maternelle et de sa culture qu’implique l’exil dans une autre région, sujet bien peu abordé en Algérie. Se mêlent alors le kabyle réservé à la famille et la langue arabe qui sert à communiquer avec les institutions, à savoir ici : les flics, le corps médical, le travail et le voisinage intrusif. Cela soulève bien des problématiques antérieures sur la complexité sociale de l’Algérie : La prédominance de la langue arabe qui a étée longtemps la seule reconnue en Algérie, la longue lutte de la reconnaissance des langues berbères, et l’obligation de parler arabe pour toustes afin de se confronter aux institutions étatiques.

Dans une société algérienne où la religion d’Etat prédomine, tout comportement incompatible avec la moralité islamique, doit être pratiqué en cachette. Ouardya, jouée par l’actrice Hamida Aït el-Hadj, se livre alors à des pratiques immorales comme boire de l’alcool. Femme seule alcoolique, elle tente de faire ça le plus discrètement possible en demandant à un ami de son fils de lui acheter ses bouteilles de vin. Ça marche pas tant que ça, car le voisinage intrusif a l’air bien au courant. Le sujet, abordé sans misérabilisme, manichéisme ou bien-pensance, s’attaque à un sujet assez tabou. Très bon accueil dans la ville la plus progressiste d’Algérie, il faudrait voir si ça passe dans d’autres régions plus conservatrices. On retrouve aussi la question de l’institution familiale traditionnelle, autour de la nièce de l’actrice principale, qui elle est restée dans la campagne kabyle. Depuis le meurtre de son mari, sa famille l’oblige à porter le voile même pour aller faire des courses dans le village. En outre, elle est encore très amoureuse de son cousin paralytique qu’elle essaye de reconquérir.

Le personnage principal féminin a fait beaucoup rire et applaudir la salle. Malgré son immoralité apparente, sa force de caractère ne laisse personne indifférent. Ouardya, excédée par l’immobilisme des institutions (notamment l’hôpital qui ne parvient pas à soigner son fils – il faudrait l’envoyer en Europe mais elle n’obtient pas le visa nécessaire) et le harcèlement des enquêteurs qui trouvent « bizarres » les meurtres survenus autour d’elle, répond : « bizarre, oui tout est bizarre, le bled il est bizarre ». Ne se laissant faire par personne, ni par la famille, les flics, son employeur ou sa voisine, elle incarne la rébellion inscrite dans le peuple algérien.

La complexité du scénario a voulu au réalisateur un refus de la Mostra de Venise. Grossièrement, on ne comprend rien. On ne comprend pas qui a tué le mari de la nièce, on n’apprend rien sur l’accident qui a mené au handicap du fils et l’enquête qui lui est imputé. Pas de réponse non plus sur les trois meurtres qui surviennent pendant le film. Le doute persiste : est-ce que le fils est un meurtrier ? Pourtant le film, qui aurait pu être un téléfilm, tient toutes ses promesses car il arrive à garder en haleine les spectateur.ices tout en abordant de nombreuses questions sociétales, intelligemment traitées. A sa manière Merzak Allouache se moque de la résolution des intrigues. Cette dénégation d’une des règles les plus fondamentales du scénario, un début-un milieu-une fin, de l’attente des spectateur.ice.s et des explications dont l’auteur devrait être débiteur n’est pas seulement un pied de nez à l’institution du cinéma narratif hollywoodien, il est aussi un geste semblable au geste de programmation des RCB : « ceci n’est pas un scénario », la star c’est le peuple algérien et son quotidien.

Lors du débat, une femme dans le public prend la parole : « Merzak, ça fait plaisir de voir une femme comme elle, avant tu faisait des films de mec » Merzak Allouache répond en rigolant « j’ai un peu évolué avec #meetoo ». Un homme se lève « franchement c’est une prestation XXL de l’actrice, vous êtes une légende du cinéma algérien madame ». A une question inaudible du premier rang, on entend Merzak Allouache répondre, « j’suis vieux jm’en fous. Le vrai problème c’est qu’il n’y a pas de salles de cinéma en Algérie et en vrai, c’est pas pareil de voir un film dans une salle qu’à la télé. Là c’était trop bien de voir le film avec vous, dans une salle en voit la tension qui se communique entre les spectateurs ».

Boualem Zid El Goudam

La cinémathèque de Béjaïa est située au cœur de l’ancienne ville française dont l’architecture imposante continue de dominer la place du 1er novembre appelée communément place Guaydon (Gouverneur Général de l’Algérie Française de 1871 à 1873). Dans le centre nouveau, des monuments rappellent la guerre de libération nationale et des portraits de Che Guevara ornent les murs des cités.

RCB est un des rares évènements de cinéma en Algérie qui n’est pas directement sous le contrôle du pouvoir et cette distance avec le régime lui permet d’aller sur le front de questions brûlantes : la plupart des films présentés sont ouvertement des films politiques. Si un film comme Ce n’est rien, actualise des questions politiques par le biais de questions sociales, nombreux sont les films qui questionnent la politique depuis le passé. « Dans la pénombre d’une salle de projection, lorsque la lumière éclaire soudainement l’écran, quelque chose de magique se produit. C’est une rencontre entre le passé et le présent5». Cette dimension historique n’est pas, comme elle pourrait l’être dans un festival en France, une thématique, mais plutôt un leitmotiv qui traverse autant les RCB, que le cinéma et la société algérienne dans son ensemble.

C’est dans ce contexte que nous avons vu le film Boualem Zid El Goudam. Tourné en 16mm dans les années 80 et récemment restauré, il a été présenté en soulevant la problématique de la disparition des archives. La salle à bruyamment applaudi, Nabil Djedouani, co-programmateur des RCB à l’initiative de cette projection et connu pour son travail de conservation via les Archives Numériques du Cinéma Algérien sur Youtube.

« Les archives cinématographiques sont les témoins d’une époque, des miroirs pour la société. Mais comme tout objet matériel, elles sont fragiles, menacées par l’usure du temps […] le patrimoine cinématographique et audiovisuel algérien, riche et pourtant méconnu, fait partie de ces trésors en péril […] la restauration des films va bien au-delà du simple acte technique. elle constitue un acte politique, un engagement profond envers la mémoire collective. Car restaurer un film c’est redonner vie à un passé pour qu’il continue d’inspirer le présent6. »

C’est que l’histoire en Algérie n’est pas « un chien couché sous la table », mais plutôt un mouvement dans lequel la plupart des gens s’inscrivent. Sans même parler du Hirak de 2019, la plupart des algériens ont vécu la guerre civile, les plus vieux celle de libération nationale, les plus jeunes les émeutes en Kabylie de 88 ou des années 2000.

« En Algérie, cette ambition [la restauration des archives] prend une dimension toute particulière. Dans un pays où la mémoire est souvent fragmentée, où l’histoire est encore en train de s’écrire, restaurer des films c’est redonner aux algériens une part de leur identité7. »

Dans cette dynamique, la dimension historique des RCB ne prend pas un sens lénifiant, la dialectique entre le passé et le futur n’est pas figée et sans cesse entretenue par les films et le public lui-même.

Boualem Zid El Goudam est d’ailleurs le nom d’un personnage du passé qui regarde vers le futur. Boualem est un jeune prolétaire tirant une charrette à la recherche d’une utopie socialiste dans le désert. Son compagnon d’infortune, Sekfali, religieux et propriétaire foncier, cherche à lui faire rebrousser chemin. Le film est un huis-clos tourné dans le Sahara, puisque selon Slimane Benaïssa, les studios de la télé étaient alors utilisés par Kadhafi (sic). Boualem Zid El Goudam est un tête-à-tête comique, une joute verbale, entre un personnage progressiste et un personnage réactionnaire. C’est un pamphlet marxiste avec beaucoup d’humour. Dans la salle, 300 personnes rient à gorges déployées et applaudissent chaque tirade de Boualem. A la fin du film, quelqu’un demande : « pourquoi autant de blagues ? » Slimane Benaïssa répond : « Certes il y a la censure politique que l’on connait bien en Algérie mais il y a aussi la censure du peuple lui même, on peut pas dépasser toute les limites et donc l’humour est un moyen de jouer avec les limites ». Lors du débat nous fûmes choqués d’apprendre que ce brûlot était un téléfilm produit par la RTA (radiodiffusion télévision algérienne) tant il paraît subversif.

Nous avons été encore plus étonnés lorsque le metteur en scène de la pièce d’origine, vieil homme en chemise à carreau et à moustache officielle, accompagné de son équipe de potes, se présentèrent comme des socialistes. Au fil des jours et ce soir-là en particulier, nous avons compris que nos repères politiques seraient parfois inopérants. Petite mise au point avec notre ami W. : « les socialistes d’ici sont pour la réforme agraire, il faut donc entendre socialiste en mode 1920, c’est-à-dire à l’extrême-orientale-gauche de votre Mélenchon. » W. nous glisse aussi que ces intellectuels socialistes là, du théâtre, de la télé et du cinéma ont leurs entrées au ministère, ce qui renforce notre confusion.

En attendant, à l’époque, Boualem est sûr de lui et malgré les embûches il continue d’aller de l’avant. Une fois sorti du désert en ayant enterré son ancien compagnon (mort d’avoir voulu résister au mouvement historique ?), Boualem trouve une route et un camion. Des images de la route défilent, tournées depuis le capot du véhicule lancé à pleine vitesse, elles rappellent les plans du cinéaste soviétique Dziga Vertov. Boualem a t-il trouvé son chemin ? Arrive t-il à l’utopie socialiste tant attendue ?

Rien n’est moins sûr. L’utopie socialiste, promue par différents régimes militarisés dans le monde arabe ne sont pas vraiment advenus et l’idée révolutionnaire marxiste elle-même a été dévoyée puis trahie. L’amertume est d’autant plus forte ici, car l’Algérie a rayonné un temps comme Mecque des révolutionnaires8. Puis, la guerre civile9a fini d’embrouiller les choses. A ce propos Z. nous dit discrètement : « nan mais à un moment les islamistes étaient plus communistes que les socialistes ». Un peu perdus, nous essayons d’y réfléchir depuis le balcon de la cinémathèque qui surplombe le port. Au loin des cargos pétroliers illuminent la mer, devant nous le port industriel et l’immense usine Cevital qui avale le littoral. La dévastation du paysage et de la nature à Béjaïa et aux alentours nous rappelle cruellement que la modernité scientifique et technique – quand bien même elle serait marxiste et intègre – aboutit plutôt à la dystopie qu’à l’utopie recherchée par Boualem.

Il y avait bien de quoi parler donc, sauf que le débat n’eut pas lieu. Pourtant Slimane Benaïssa et ses ami.e.s, assumant « d’avoir essayé », ont tendus d’eux-même la perche : « y a-t-il un Boualem d’aujourd’hui dans la salle ? Dans quelle direction devons-nous aller ? » mais la question resta sans réponse. On s’est beaucoup demandé pourquoi. Peut-être parce que contrairement à Boualem, nous ne sommes sûrs de rien. Nous rigolons avec W et Z, « c’est pas toi le Boualem ? – non c’est toi – vas-y parle – non toi. » Finalement, ce qui nous réunit avec W., au-delà d’avoir grandit dans des régimes économiques et politiques différents, c’est la difficulté que nous avons à penser la totalité et donc de répondre sereinement à la question de nos ainés. Puis nous est apparue cette image : et si le Boualem d’aujourd’hui était le jeune personnage handicapé de Ce n’est rien, le fauteuil roulant remplaçant la charrette, notre génération est comme paralysée et muette devant l’Histoire. Mais comme dans Ce n’est rien, quand vient la nuit, elle sait trouver le chemin de la vengeance, de l’amour et de la révolte.

L’enterrement de Kateb Yacine

La première soirée du festival s’est ouverte avec un concert surprise dans la salle de cinéma. L’équipe a choisi de réunir deux artistes qui ne se connaissaient pas auparavant, Camélia Jordana, passée par la nouvelle star pour finalement rallier le camp des militants ces dernières années, et Amazigh Kateb, figure principale du groupe grenoblois, Gnawa Diffusion et fils du célèbre écrivain Kateb Yacine, un pionnier de la littérature algérienne moderne. En plus de donner un concert Amazigh Kateb a aussi présenté un film.

Des hommes libres retrace la vie de Kateb Yacine et les épisodes marquants de son existence, à travers les témoignages de ses proches et la mention de ses œuvres. Le récit s’articule principalement autour de son fils. On se rendra même compte, lors de la séance de débat, que la réalisatrice Taghzout Ghezali partage actuellement la vie d’Amazigh. On retrouve une forme assez classique du documentaire mêlant des interviews face caméra et des séquences, proche du film de famille, où l’on suit Amazigh pendant son retour sur les terres familiales, là où Kateb a grandi, où il est allé à l’école.

On retrace la vie de l’écrivain de son enfance en Kabylie, sa participation aux manifestations du 8 mai 1945 qui lui a valu un séjour en prison, sa carrière d’écrivain et de journaliste et son « grand tournant », lorsqu’il se refuse à écrire en français et amorce l’élaboration d’un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. On suit la vie politique de Kateb, s’attaquant aux français colonisateurs puis par la suite aux gouvernants du FLN dans les années 80. « Après la libération nationale, il faut celle des esprits ». Kateb se retrouve en prise avec la censure qu’il déjoue par la satire. Les dirigeants l’interdise d’antenne à la télévision et « l’exile » à Sidi-Bel-Abbès pour diriger le théâtre régional de la ville prétendument peu politisée et secondaire.

Kateb Yacine est une figure populaire en Algérie, pour ses nombreux combats, notamment ses positions libertaires, en faveur de l’égalité de la femme et de l’homme et ses luttes en faveur de la langue tamazight. Pour lui, sa famille c’est le peuple. On retrouve ce lien intime et familiale de l’individu au peuple avec les intervenants lors des débats qui se réfèrent souvent à la connaissance d’une personne ou aux liens de parentés avec ces personnes pour légitimer leur prise de parole.

L’enterrement de Kateb Yacine est un moment qui a marqué l’imaginaire collectif algérien. A la suite d’une leucémie, il décède à Grenoble en 1989. Rapatrié pour être enterré à Alger, les officiels algériens se trouvèrent dépassés par l’affluence de monde. Une masse hostile à la récupération politicienne, met en fuite les membres du gouvernement et change le parcours initiale de l’enterrement afin de passer devant le commissariat en y chantant l’Internationale. Ce moment, largement applaudi dans la salle, fût fort en émotions. Un vieux assis à côté de nous, nous murmure : « je m’en rappelle comme si c’était hier. » Dans la salle une centaine de personnes chantent comme au karaoke toutes les chansons qu’on entend dans le film.

Lors du débat d’après séance, Amazigh annonce la création de la fondation Kateb Yacine d’ici deux ans qui compte bien faire vivre la mémoire révolutionnaire de cette figure importante. Avant la projection du documentaire Des hommes libres, nous avons vu un film de fiction Printemps reporté. Le lien entre les deux films n’est pas évident et la présence lors du débat du réalisateur de Printemps reporté auprès des héritiers de Kateb est presque gênante. Le film parle des émeutes de 2001 en Kabylie depuis le point de vue d’une famille arabe. Le réalisateur étant très jeune à l’époque, le film a comme une distance affective avec cet évènement politique qui donne la sensation qu’il n’est qu’un décors pour le récit. Un journaliste d’El Watan lui lance d’ailleurs sans retenue : « ton film est un peu simpliste ».

Une chose qui marque entre ces deux films est la différence entre le jeu d’acteur dans Printemps reporté, mimant toujours une surprise et une froideur et la sincérité débordante et généreuse de la sœur de Kateb dans Des hommes libres. Nous remarquons avec amusement que durant le débat, les caméras des journalistes et des opérateurs du festival sont tournés vers la salle et le public. « Au RCB … la star c’est le public ». Un vieux en chemise mao s’avance et se retrouve avec les caméras braquées sur lui. Il commence à raconter une anecdote, puis s’interrompt pour claquer la bise à un autre vieux en chemise mao, puis reprend. Il s’est avancé pour dire quelque chose d’important :

« On n’a pas interdit à Kateb de faire des débats mais on lui à interdit de parler, il y a une circulaire signé par Boumédiène à ce sujet. Mais justement, après les pièces de Kateb, il y avait des débats, et ces débats, parfois enflammés, étaient pour lui une manière de continuer de parler à travers la parole des autres. »

LA PROMESSE D’IMANE

Une des personnes en charge de la programmation nous a confié que les films sélectionnés par les RCB avaient auparavant subit un visionnage devant un comité de censure. D’après lui, cette pratique de censure est obligatoire et a évidement pour conséquence de créer des tensions entre les organisateurs et les instances décisionnelles. Mais ce qui est surprenant, c’est que dans un même temps certains films dont les caractéristiques politiques pourraient être sujet à la censure, parviennent toutefois, pour des raisons inconnues, à passer au travers. Cela pose une question : A quel point l’Etat algérien reste un état révolutionnaire ? Nous lui demandons si le gouvernement soutien le RCB il rigole : « non, ils ne font que nous mettre des bâtons dans les roues, après le Hirak, le RCB a été interdit pendant 3 ans. »

Un des films qui nous a particulièrement marqué lors de ces rencontres, est le documentaire : La promesse d’Imane, réalisé par la féministe canadienne et algérienne Nadia Zouaoui. Le sujet principal de ce film est le harcèlement de rue, les féminicides, l’oppression des femmes en Algérie avec la complicité de l’Etat et de la police. Il a été effectivement validé par le comité de censure. Résidant aujourd’hui au Québec depuis 1988, Nadia Zouaoui s’est fait connaître pour le film : Le Voyage de Nadia, documentaire qui abordait déjà le sujet des condition de vie des femmes dans une société patriarcale. Comme Imane, Nadia est originaire d’un village voisin de la ville de Bejaïa.

La Promesse d’Imane s’ouvre sur un échange de messages entre Nadia et Imane Chibane, militante féministe et blogueuse algérienne, où l’on peut lire une invitation de la jeune militante à ce que Nadia raconte son engagement féministe en Algérie dans un film. Sauf qu’en 2019, Imane a été retrouvée morte dans son appartement. Les causes de son décès semblent suspectes. Lors d’un repas, Nadia nous avouera que pour elle, la mort brutale de Imane, quelques jours avant le début du Hirak, pourrait être un assassinat politique.

Pour faire ce film Nadia vient tourner en Algérie, avec l’autorisation des autorités, et rencontre les camarades d’Imane. La force du film est de témoigner d’une communauté naissante, composée d’amies et d’alliées, qui s’expriment au travers de plusieurs portraits de femmes, liées entre elles par l’engagement et la lutte impulsée par Imane. Ces militantes féministes par leurs discours et leurs vies, semblent affirmer une nouvelle promesse faite à Imane : celle de continuer la lutte face à la répression de la société patriarcale algérienne. Nadia filme aussi le père d’Imane et vient questionner les hommes algériens. Une camarade d’Imane, féministe d’Alger, raconte le début de son engagement et le rôle joué par son jeune frère dans la répression de ses désirs de liberté.

Mêlant interviews de type documentaire et séquences plus expérimentales, le film se déroule au travers de formes cinématographiques multiples, en passant aussi par un recours à la reconstitution de scènes réelles. Certains évènements sont rejoués ; par exemple lorsque Imane se voit refuser l’accès à l’université par un surveillant, sous prétexte qu’elle ne porte pas le voile. Reconstitution qui déborde vers une forme plus expérimentale ensuite. L’utilisation de la mise en scène, permet de faire revivre au spectateur.ice le féminicide de Razika Shérif, écrasée le 10 novembre 2015 par un automobiliste, après que cette dernière ait refusé ses avances.

Certains textes de blog d’Imane sont présents dans le film, des textes puissants, politiques et poétiques, des discours d’émancipations, dont la réalisatrice a avoué avoir atténué et nuancé certains propos craignant les retombées misogynes et réactionnaires. « Je veux pouvoir quitter le pays sans problème », nous confie-t-elle.

Et en effet, lors du débat les réactions dans la salles ont été entendues. Un des spectateurs visiblement outré par les propos et la « radicalité » du film demande : « on est là pour parler de la femme ou du cinéma ? » L’un des spectateurs dira à son voisin, en parlant de Nadia, qu’elle est une étrangère, et que ce film est une provocation. Un homme tentera de nier les propos du film en disant « que Bejaïa est l’une des villes les plus progressiste de l’Algérie ». K., une amie de Sidi Ahmed, ne partage pas son point de vue. Elle rappelle une anecdote : une semaine auparavant le gardien a fermé à clef l’entrée principale de son immeuble pour l’empêcher de sortir la nuit. Sa condition est ce qu’elle nomme avec Imane, « minorité à vie ».

Selon elles, les femmes algériennes font constamment face à une véritable force oppressive, que la réalisatrice Nadia Zouaoui, appuiera en affirmant s’être fait suivre et harceler dans le rues de Bejaïa pendant les rencontres, ce à quoi un autre spectateur rétorquera sans considérations : « un seul homme t’as harcelé, pas tous les hommes ». S’ensuit un débat houleux, des cris, des réactions misogynes contrées par des messages de soutiens. Nous sommes à la fois surpris et presque admiratifs. La confrontation entre ce que le film dénonce et la société a lieu pour de vrai et dans un même espace. Ce qui n’arrive presque jamais en France où les espaces culturels et militants sont souvent des entre-soi étouffants.

Plusieurs femmes ont apporté leurs témoignages allant dans le sens d’Imane. Un homme s’est exprimé pour déjouer l’idée reçu que seuls les musulmans sont porteurs des idéaux machistes et patriarcaux, rappelant que « la Kabylie n’est pas moins archaïque que l’Islam ». Un autre intervenant prend la parole et tente de remettre en cause le mythe de la femme Kabyle, perçue comme libérée. Il rappelle le poids des traditions et du code de la famille (incluant des éléments de la charia, fortement contestés par la gauche et les féministes) qui est toujours en vigueur, même en Kabylie. Cet intervenant évoque rapidement par la suite les cas d’incestes entre cousins et cousines, un phénomène qui semble encore très invisibilisé et venant selon lui d’un « Oedipe kabyle » inconnu à Freud et Bourdieu.

Une autre personne raconte avoir rencontré Imane dans une bagarre à la fac : « on n’était pas d’accord sur une grève à un moment, elle était contre, moi j’étais pour le blocage de l’université. Mais elle était curieuse, elle lisait beaucoup aussi, notamment de la littérature marxiste, ce qui l’amenait à s’intéresser à toutes les luttes, on a fini par s’entendre. » Une prise de parole très touchante vint d’un cousin chirurgien d’Imane : « Madame vous m’avez donne une gifle, j’aurai aimé ramener ma fille. On vient de sortir d’une guerre civile et on a beaucoup de travail, je suis comme tous les homme algériens, on ne doit pas atténuer la vérité ». Ému, il confie avoir lui aussi une petite Imane chez lui, dont il est fier, autant que de cette génération qui cherche de plus en plus à prendre en charges les condition de sa propre émancipation.

La honte d’Aïcha et l’humiliation d’Abdelkader

Les RCB ont consacré deux moments particuliers pour présenter des courts-métrages réalisés par de jeunes cinéastes euro-algérien.nes, enfants ou petits-enfants d’immigrés. La majeur partie des sujets portés par ces films sont tournés vers des questions de mémoire et de transmission.

Dans le film Aïcha, une adolescente est fascinée par son grand-père, ce dernier représente pour elle un passé lointain, une culture inconnue, un monde auquel elle ne peut se rattacher. Les liens avec l’Algérie ont été coupés par sa mère, qui en refusant le nom donné par ses parents (Aïcha), refuse quelque part l’héritage et le monde de ses derniers. Après le Soleil met en scène la nostalgie des départs en vacances en famille dans les années 90, le retour au bled pour les parents et la découverte pour les enfants n’y ayant jamais vécu. Le prince de la ville traite de la relation entre un fils et son père, les deux protagonistes, semblent ne pas partager de réels rapports d’affection. La scène où le père insiste pour passer un appel visio avec la grand-mère, vivant en Algérie, instaure une climat de gène et confirme le sentiment sous-jacent de déracinement.

Dans ces films on trouve à travers le regard des petits enfants une forme de fierté et de respect pour les aînés et une volonté de se rattacher aux origines. Aïcha traite aussi d’une forme de honte dû à « l’intégration », souvent forcée et instrumentalisée, qui est remise en questions par les personnages enfants, alter ego des jeunes cinéastes. Autrement, dans La voix des autres, la protagoniste d’origine tunisienne travaille en tant qu’interprète de la langue arabe. Son rôle de médiatrice au service de l’état français devrait se limiter à la simple traduction littérale entre les questions posées par l’institution de contrôle et les réponses adressées par les personnes jugées illégales sur le territoire français. L’interprète fait face à un dilemme éthique. Elle finit par refuser d’être un simple rouage de l’institution et choisit de mentir pour soutenir une femme réfugiée, trahissant ses propos pour donner forme à un discours plus susceptible de susciter l’acceptation d’un titre de séjour. La voix des autres, moins intimiste que les films cités précédemment, pose différemment la question de l’identité et l’emmène dans le champ politique.

Ces films sont à la recherche d’un lien de mémoire, perdu ou délaissé, une tentative de rattachement avec une histoire distante, étrangère, qui peut paraître parfois fantasmée (usage de l’effet pellicule, travail à partir des souvenirs familiaux, personnages stéréotypés, ressorts narratifs attendus, etc.) Finalement, il semble que ces films, contrairement à la façon dont ils se présentent, c’est-à-dire comme des films pris dans un travail de mémoire, témoignent moins d’une transmission que de son absence.

Dans une deuxième séquence de films euro-algériens, la question de la mémoire ressurgit dans une forme surprenante, via la science fiction. Dans le film Daw, la mémoire et la transmission tronquées apparaissent métaphoriquement dans une forme bleue magique. A travers ce magma fluorescent ce sont les algérien.e.s assassinés par la police française lors d’une manifestation à Paris le 17 octobre 1961, qui essayent de parler à leurs descendant.e.s, de jeunes français d’origine algérienne.

Dans le décor d’une banlieue parisienne, les enfants disparaissent dans les méandres de la magie et le film emprunte également au thriller. Deux policiers, eux aussi d’origine maghrébine (ils parlent arabe entre eux) se mettent sur la trace de leur disparition. La policière, qui comprend rapidement la nature du phénomène, prend cette affaire à cœur et convoque l’aide de sa sœur qui a des pouvoirs de sorcellerie pour l’aider à retrouver les disparus dans le monde des esprits. Il y a bien une force dans cette mise en scène aidée d’effets spéciaux et de ressorts du cinéma expérimental, une force esthétique au service de la mémoire qui renforce l’idée que nous n’oublierons jamais les morts du 17 octobre. Néanmoins, à nos yeux, un problème fracture le film. Comme il projette un monde futuriste, le réalisateur met en scène des policiers français, d’origine maghrébine, parlant arabe, portant le foulard, alors même que l’état idéologique actuel de la police et de la société française sont à l’antipode de cette image. L’islamophobie et le racisme n’ont jamais été aussi massivement partagés en France et particulièrement dans la police qui vote à 74% pour le rassemblement national10.

Le film reste ici prisonnier du fantastique, ce qui le pousse à mentir : en France la police ne sauve pas les enfants, elle les tue. Il y a donc un optimisme mal placé, qui veut voir des institutions françaises épurées de leur racisme mais gardant la même forme, c’est-à-dire des flics ayant le monopole de la violence légitime et un brassard orange. Mais ce qui est peut-être le plus dérangeant, c’est que le film donne le rôle de sauveur à ceux qui ont provoqué le drame. Le 17 octobre est l’œuvre de la police française, dans un état de haine à peu près semblable à celui d’aujourd’hui. On ne comprend pas pourquoi ce film, qui veut honorer les esprits des personnes assassinées, veut en même temps réhabiliter l’image de leurs bourreaux.

L’effet science fiction, situé au cœur d’une tension entre le réel et l’improbable, se retrouve dans un autre film, Abdelkader. Un vieil homme prie sur les falaises, face à la méditerrané du côté français avant de rejoindre l’usine où il travaille comme agent d’entretien. L’image passe au négatif dans les couloirs de l’usine, Abdelkader va être victime d’un accident du travail. A la suite de quoi son patron, lui apprend qu’il sera licencié. Abdelkader ne dit rien et son corps vouté laisse voir la violence de l’humiliation dont il est victime. Mais son silence est plein d’une menace que le film porte, son humiliation ne disparaitra pas du monde, ne restera pas inconnue. Le passage au négatif fait du personnage d’Abdelkader une sorte de fantôme. Le magma bleu de la mémoire mis en scène dans Daw ressurgit dans Abdelkader dont l’image, au point du jour ou au crépuscule, est bleutée. Les deux films ont en partage le monde des esprits vengeurs.

Quelqu’un demande après le film : « pourquoi cette scène de la prière ? » la réalisatrice Oumnia Hanader répond : « parce que je fais des images que je ne vois pas, qui n’existent pas autour de moi, c’est un tabou en France ; aussi parce que l’usine est située dans un cadre naturel, elle est entourée par les falaises et la mer, il y a là pour moi la présence du divin. » Abdelkader est montré comme un fantôme car son histoire, banale et pourtant importante, est menacée par l’oublie comme le sont les morts du 17 octobre, comme le sont bien souvent les histoires des immigrés en France. A la question du public : « pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire sur le mode de la science fiction ? » Oumnia Hanader répond encore très justement : « je veux habiter les genres et les champs qui ne me sont pas accessibles, j’ai pas envie de faire des films sociaux. » A la fin de la séquence de projection, sur la terrasse au dessus de la cinémathèque, un employé de l’usine Cevita, responsable de la sécurité du site, demande à Oumnia Hanader s’il peut passer son film à l’usine à la grande surprise et joie de la réalisatrice.

Durant ces séquences composées avec des jeunes réalisateurs et réalisatrices de la diaspora les débats n’ont pas été très intenses et emprunt d’une sorte de pudeur, de timidité, de gêne parfois. Plus généralement nous avons constaté que les jeunes ont du mal à entrer dans le conflit. On retrouve un peu la même fracture que nous avions constaté dans des lieux alternatifs en France11: les plus anciens portent une tradition du débat et de la parole libre, des jeunes la font vivre mais n’y assument pas vraiment leur place.

Avec elles et eux nous parvenons plus à discuter au café que dans la salle. Y. raconte l’enjeu pour les jeunes ici, autour du service militaire. Ce matin ils ont cherché partout un intervenant invité pour parler des médias. Nous apprenons qu’il a été arrêté par les gendarmes dans sa chambre d’hôtel parce qu’il esquivait le service militaire depuis 3 ans. Y. nous raconte aussi un débat houleux entre les vieux défenseurs du journalisme et de la critique et les jeunes « créateurs de contenus ». Un débat un peu stérile selon lui et annoncé comme une contradiction : « les influenceurs sont ils plus prescriptifs que les critiques ? » alors qu’il aurait été plus intéressant de dépasser l’opposition entre jeunes et vieux. Y. nous éclaire aussi sur la présence des flics dans la salle : « si le débat se calme subitement, c’est que les services secrets viennent d’entrer dans la salle ».

Soigner le cinéma plutôt que les spectateurs

Une foule nombreuse et bigarrée accueille le film au titre à rallonge Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956. Des employés de l’actuel hôpital de Béjaïa – renommé Hôpital Franz-Fanon – sont venus assister à la projection du film de Abdenour Zahzah.

Avec celleux arrivés en dernier, nous nous installons par terre sur les bas-côtés de la salle remplie à ras bord. Au début, nous sommes perturbés par le jeu d’acteur qui ne semble pas « naturel ». Une amie m’explique à posteriori : il s’agit d’une méthode de jeu brechtienne que l’on appelle la distanciation. S’opposant à l’identification de l’acteur et du public au personnage, la distanciation cherche à produire un effet d’étrangeté, « une distance entre le public et l’action12. »

Après un moment d’incompréhension, nous nous laissons gagner par le film. Plus qu’un biopic, ce film est plutôt, comme son titre l’indique, une chronique, qui raconte plusieurs événements survenus entre l’arrivée de Franz Fanon à l’hôpital de Blida-Joinville et son engagement auprès du FLN. Durant son affectation, Fanon prend conscience des méthodes arriérées de la psychiatrie et tente d’introduire la psychologie institutionnelle dans son service. Il prend également conscience, à travers l’hôpital, du traitement réservé par l’administration coloniale aux indigènes. Enfin, il prend la mesure de la guerre coloniale en soignant un policier tortionnaire traumatisé par la torture et en rencontrant des dirigeants du FLN. Cette chronique est « fidèle » à l’histoire d’abord, aux textes de Fanon ensuite, et enfin au lieu, puisque le film est tourné dans l’hôpital toujours selon des prérogatives issues du théâtre brechtien, « une scénographie […] stylisée, figurative13. »

Mais assez rapidement un problème apparait. De la distanciation brechtienne que reste-t-il ? une esthétique de jeu, décentrée du personnage, des décors réels et minimalistes qui finissent par rendre crédibles le récit et son époque mais presque rien de la perspective critique et de la tentative de briser le quatrième mur14. Ici, contrairement à la visée de « relativiser et montrer que l’homme peut agir sur sa vie, que le tragique et sa fatalité sont idéologiques », ce qui ressort du film est une forme de réalisme alternatif dans laquelle l’illusion cinématographique est sauvée. Plus encore, pour compenser un jeu distancié, un décors figuratif composé en tableaux et une relative absence d’effets cinéma (cadres, mouvements de caméra, montage) le film essaye de créer l’identification en misant sur le jeu d’acteur, ainsi le film emprunte de plus en plus aux arts de la scène, en tirant vers le mime.

Ces emprunts au théâtre pour maintenir l’attention des spectateurs et la compréhension du récit créent quelques problèmes de fond : le film en vient à représenter les fous comme des fous (des gestuelles farfelues, des accessoires, des idées délirantes etc.) et les médecins comme des médecins (avec des blouses blanches et des corps raides, une pensée rationnelle et efficace). Cette pratique fait un contre sens dommageable avec les idées portées par le film via Fanon, qui, en professant la psychologie institutionnelle, milite pour abattre les frontières entre les fonctions à l’hôpital (infirmiers, médecins, patients) et considère qu’il faut « soigner l’institution plutôt que les malades. »

Cette erreur peut-être lue comme découlant d’une prédominance du théâtre sur le cinéma. On retrouve cette place prépondérante du jeu mimé dans un autre film Houbla. Presque muet, le film nous invite à suivre l’errance d’une artiste plasticienne dans les rues d’Alger et de ses rencontres mystérieuses via des regards et des gestes sur-joués. Dans ce film assez vide, on retrouve cette fascination pour l’art de scène, le film semble regretter l’âge d’or d’un cinéma muet, plus proche du théâtre, mais aussi la peinture ou le dessein, autres arts « nobles ».

Ailleurs, dans Je est un autre, un film tourné en huis-clos dans une petite librairie d’Alger, c’est la littérature qui est mise en avant. Ce film, en partie documentaire, a quelque chose d’intéressant dans la performance de tourner dans un espace aussi petit en intégrant au scénario les « habitués » de la librairie et le hasard. Mais on sent aussi, du côté de la mise en scène, une volonté de contrôle et un retour parfois trop rigoureux à quelque chose d’écrit. Finalement le film laisse un sentiment mitigé car ce qui est accrocheur ce sont ces rencontres impromptus tandis que les « retours au scénario » véhiculent des idées romantiques un peu creuses sur les poètes, auxquels sont historiquement accrochés des fantasmes misogynes (la femme est une muse, ici elle est même littéralement transparente car filmée en superposition pour évoquer le fantasme). Dans Je est un autre comme dans Houbla c’est un autre art, la littérature ou la poésie, qui vole la vedette à l’expression d’un cinéma qui aurait pu être moins écrit, moins littéraire, plus direct.

Dans ces trois films, on retrouve cette prédominances des arts « nobles », le théâtre, la peinture et la littérature sur le cinéma qui a l’air d’être sous estimé comme art et dont les potentialités ne sont pas exploitées par les auteurs. Ce que l’on ressent est donc une distance, mais qui n’est pas seulement une distance critique avec l’œuvre selon le souhait de Brecht, mais aussi une distance avec le cinéma. Dans ce cas, on se demande quelle place prend le cinéma dans la culture algérienne ? « Le cinéma s’inspire de littérature et aspire des écrivains ; 20% des films en France en 2023 sont issus d’œuvres littéraires, qu’en est il en Algérie ? ; les classiques ont été très peu adaptés ; il serait judicieux que le ministère de la culture encourage l’adaptation15» dit Tahar Boukella. Il y a comme un fantasme de classicisme latent.

En écoutant les réalisateurs et réalisatrices et les invités on trouve aussi une forme de distinction sociale qui performe des figures vieillottes de génie, d’auteur inspiré et de poète maudit16. Merzak Allouache en présentant son film Ce n’est rien a particulièrement incarné, de façon un peu ridicule, ce personnage d’artiste trop profond pour son public. Par ailleurs, plusieurs films prennent comme sujet des “artistes” dans un geste « méta », symptomatique du sectarisme de la classe culturelle. Après cette analyse, il nous semble qu’une partie du cinéma algérien reste tributaire des travers de la politique des auteurs française depuis les années 60.

VOIR LE MONDE BRÛLER

A l’inverse, Voir le monde brûler du jeune réalisateur Nawfel Bouhoura, opère une coupure et prend le parti du cinéma. Ce film raconte l’histoire de jeunes d’une cité d’Alger. Un des grands essaye de se faire un peu d’argent pour payer des dettes en misant sur un petit rappeur du quartier. Trahi par celui qu’il appelait son frère, il se retrouve face à ses débiteurs. Ecrasé par eux, la caméra film l’altercation en contre-plongée pour donner la sensation de son impuissance.

Nawfel Bouhoura s’attache à des personnages qui ne sont pas seulement des “artistes”, à des arts qui ne sont pas nobles : le rap et le clip. Ses personnages parlent le darija etc. Un anti-classicisme qui rappelle une tirade de Boualem défendant un langage populaire, mélangeant l’arabe et le français en « inventant » des mots contre la pureté de Sekfali le lettré spécialiste de l’arabe littéraire. Voir le monde brûler invite à se demander quelle est la langue cinématographique dont nous voulons faire usage ? Nawfel Bouhoura a « le souci d’accéder par, et de traduire dans, la langue du cinéma, toutes les créations de l’esprit humain17» dont Boukhalfa Amazit se fait le porte parole. Mais Voir le monde brûler invente un langage cinématographique populaire adapté à son récit au lieu d’être « fidèle aux œuvres ». Eh bah tant mieux ! Avec Fanon nous disons qu’il faut soigner le cinéma et pas les spectateurs (supposément ignorants). Soigner le cinéma du classicisme et de la distinction sociale est aussi une question de langue. Avec Fanon, Kateb et Boualem nous soutenons que la langue du cinéma doit s’inventer.

La dernière soirée nous laisse un sentiment étrange. La bourse Zermani, bien qu’elle permette à un jeune réalisateur de faire un film là où il n’y a presque pas de moyens, ramène les valeurs de la mise en concurrence. F., nous dit à ce propos « c’est moche d’avoir un gagnant, et pas très cohérent avec ce qu’on raconte dans nos textes. » Nous finissons la soirée au Cap Carbon, à boire quelques bières entre les sangliers qui se faufilent dans les feuillages et les portières d’une voiture. En bas, entourée par la mer, Béjaïa brille dans la nuit.

Nous sommes avec des gens de note âge, avec qui nous nous sommes liés et avec qui nous partageons une même passion pour le cinéma. Ils nous confient une part de leur déception : cette année, être bénévole aux RCB, en plus d’être épuisant18 était plutôt ingrat. Plusieurs personnes de l’organisation ont ressenti le poids de la hiérarchie. Ils étaient frustrés de ne pas avoir eu plus de place dans les rencontres alors qu’au RCB, « les bénévoles sont les artisans de la magie des rencontres19». En Algérie, l’absence de salles de cinéma est en partie comblée par un réseau solide de ciné-clubs qui essaiment partout dans les villages. Les bénévoles des RCB viennent souvent de ces structures, ils ont participé à animer des débats dans les salles rurales des environs. Comme le rappelle Ahmed Bedjaoui, « en organisant des rencontres entre le public et les créateurs, ces festivals œuvrent efficacement pour la propagation et la restauration d’une culture cinéphile malmenée en raison de l’absence de salles de cinéma20» Et il a raison de dire que « c’est du public que jaillissent des talents exigeants, parce qu’ils ont vu et décortiqué des chefs-d’œuvre21. »

Nous comprenons qu’exister comme évènement culturel indépendant en Algérie n’est pas un mince combat, mais est-ce que le regard que tourne RCB vers Hollywood22 n’est qu’une blague ? Comment trouver un chemin juste entre l’État et le Capital ? De notre côté nous regrettons de n’avoir pas pu voir plus de films comme Voir le monde brûler, et de ne pas voir les bénévoles, avec lesquels nous nous identifions, prendre une plus large part dans la programmation. Ils sont eux-mêmes, en tant que jeunes cinéastes et cinéphiles, l’avenir du cinéma algérien et les artisans possibles de l’invention d’une langue à eux/à nous.

Dil, Bil et Wa pour le cinéma léopard*e, paru dans lundimatin#456, le 20 décembre 2024

2 RCB news n°1, 25 septembre 2024 Ceci n’est pas un festival

3Aho ciné n°1, association Project’heurts, 2024, Editorial

4 Tahar kessi Noésie, phénoménologie de la barricade algérienne, paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

5Nabil Djedouani, Aho ciné n°1, Une ambition dans le désert

6 Idem

7 Idem

8 Elaine Mokhtefi, Alger, capitale de la révolution : De Fanon aux Black Panthers, 2019

9 Slimane Benaïssa a rappelé qu’à l’époque ils ont été condamnés a mort par certains journaux réactionnaires pour ce film

12 B. Brecht, Écrits sur le théâtre, trad. de J. Tailleur, Paris, L’Arche, 1972, p.337

13 André Degaine, Histoire du Théâtre, Nizet, p. 347

14 Le but de l’effet de distanciation : maintenir chez le spectateur une conscience critique sur la réalité que le théâtre donne à voir […] Comment jouer en distanciant ? Abandonner le 4e mur, de la glace sans tain qui crée l’illusion…) in Brecht, Nouvelle technique d’art dramatique 1935 (environ) – 1941, in Ecrits sur le Théâtre 2, L’Arche p.329

15 Tahar Boukella, Littérature et cinéma, Aho ciné n°1

16 « Votre travail est très imprégné par votre identité plurielle. comment l’intégrer vous dans vos productions ? – je me contente de suivre mes envies et mes inspirations du moment » in Interview Sofiane Zermani, Aho ciné n°1

17 Boukhalfa amazit, parlez vous cinéma ? Aho ciné n°1

18 Définition du bénévole : savoir être multitâches ; courrez plus qu’un marathonien ; porter des chaises ; transformer un musée en salle de conférence in RCB news n°3 27 septembre 2024

19 Idem

20Ahmed Bedjaoui, le rôle des ciné-clubs dans la survie de l’amour du cinéma, Aho ciné n°1

21 Idem

22 RCB news n°4 29 septembre 2024